L'entreprise est un lieu spécifique du langage. On y parle, on y écrit en répétant que l'essentiel est d'y agir. Mais c'est aussi un lieu de langage d'une étonnante vulnérabilité. Les maîtres mots s'y installent, répétés par tous, même s'ils s'abîment dans le barbarisme, se vautrent dans l'anglicisme obsessionnel et finissent par y trépasser, remplacés par d'autres imposés par d'autres gourous. Les mots y sont sous astreinte. Tel est le lot des séminaires ordinaires de déformation professionnelle. On y "décline" les messages sans saisir que le déclin est le destin de toute communication déclinée. Comme on y dit peu ce qu'on pense, on essaie d'y penser ce qu'on dit ; ainsi la pauvreté du langage y contamine-t-elle dangereusement la pensée.
C'est pourquoi les lapsus prennent souvent, dans l'entreprise, un tour sympathique : ils montrent que tous les flux de conscience ne sont pas encore prisonniers d'obligatoires usages. Plus qu'ailleurs, le lapsus dégage une odeur de liberté : ces hommes et ces femmes contraints au lexique stéréotypé du management moderne s'en échappent le temps d'une confusion qui déborde en éclat de rire. La méprise dénie la prise de tête, le dérapage libère le ramage, la glissade achève les lapalissades. Dans l'entreprise, le lapsus est récréatif : les mots se jouent enfin du labeur qu'on leur impose et le jeu de mots va jusqu'à suggérer qu'un travail sur les mots serait plus efficace que leur scansion mécanique ou que leur itération névrotique.
Qu'une consonne se substitue à une autre, qu'une voyelle s'ajoute à un mot, qu'une contrepèterie travestisse un impératif, tous ces amendements involontaires suscitent plus de réflexion et offrent plus d'intelligence que le corset d'impératifs aux allures d'uniformes linguistiques.
Alors rêvons, l'espace d'un lapsus, que les compétences deviennent confidences, l'affectation affection, la complexité complicité et - pourquoi pas ? - le manager ménagère pour qu'il commence par balayer devant sa porte...